APPORT DE L’AFRIQUE À LA CIVILISATION UNIVERSELLE
Extrait de la communication de Cheikh Anta DIOP au Colloque international Centenaire de la Conférence de Berlin, 1884-1885, qui s’est tenu à Brazzaville du 26 mars au 5 avril 1985, à l’initiative de la Société africaine de Culture (Présence africaine).
L'Afrique est le continent que HÉGEL et, à sa suite, les idéologues modernes ont exclu de l'histoire. Même Karl MARX. Friedrich ENGELS pensait que si les Blancs sont plus intelligents que les Nègres, c'est uniquement parce qu'étant des pasteurs, ils se nourrissaient de viande et de lait !
De déformation en déformation, le continent, mère de la civilisation , passe aujourd'hui pour celui où l'esprit n'a jamais brillé. À la suite de nombreux travaux récents, ses fils, devenus amnésiques, commencent à retrouver la mémoire historique.
En effet, l'Afrique est le continent producteur de valeurs de civilisation par excellence. À trois reprises, de la haute préhistoire à l'aube des temps modernes, la civilisation (sciences, technique , philosophie) a essaimé de l'Afrique vers l'Europe en particulier, et le reste du monde en général. Ce sont ces trois étapes que nous voulons caractériser brièvement ici, tout en restant strictement sur le terrain de la rigueur scientifique. II s'agira surtout d'éviter de tomber dans le travers idéologique que nous avons souvent dénoncé.
DE LA HAUTE PRÉHISTOIRE AU DÉBUT DE L 'ÉCRITURE : 5 MILLIONS D'ANNÉES À 4 000 ANS AVANT JÉSUS-CHRIST , AFRIQUE BERCEAU DE L’HUMANITÉ
À la suite d'ARAMBOURG, on a souvent répété que le berceau de l'humanité est un berceau à roulettes, appelé à changer de continent avec les progrès de la recherche. En fait, il n'en est rien. Ce berceau avait été placé initialement en Asie, pour trois raisons : la présence très ancienne des trois races (noire, blanche, jaune), la découverte du pithécanthrope à Java (à une époque où le sous-sol africain était à peine fouillé), et enfin la tradition biblique qui situe le berceau de l'humanité en Palestine – la création d'Adam et Ève à partir de la terre glaise.
Au fur et à mesure que les nouvelles découvertes s'accumulaient, le berceau a glissé, il est passé de l'Asie en Afrique et ne semble plus devoir quitter ce continent. Malgré les prises de position très prudentes de quelques savants tels que DARWIN au XIXe siècle, DART en Afrique du Sud, l'abbé BREUIL, d'ARAMBOURG, TEILHARD de CHARDIN, L.S.B. LEAKEY, les intuitions des auteurs anciens, il y a une trentaine d'années, à peine, il fallait beaucoup de témérité scientifique pour prendre au sérieux l'idée que l'Afrique puisse être le berceau de l'humanité.
Les jugements dévalorisants qui pesaient sur une Afrique colonisée au surplus n'y aidaient point. Pour être crédible, pour faire sérieux, pour être dans le ton, il fallait se garder d'épouser une pareille opinion. De la part d'un Africain ce ne pouvait paraître, aux yeux des autres, que comme une folle prétention et un complexe de colonisé.
Hominoïdes et hominidés
II existe deux grandes branches de singes, les platyrhiniens ou singes du Nouveau Monde, et les catarhiniens ou singes de l'Ancien Monde : Afrique, Asie, Europe. La première branche des platyrhiniens, dont les variétés sont attestées surtout en Amérique du Sud, est exclue du processus évolutif qui a conduit à l'hominisation. Donc, le Nouveau Monde (les trois Amériques) n'a pas vu naître l'homme : celui-ci y est entré déjà formé, sous les traits d'un Homo sapiens, au paléolithique supérieur, par le détroit de Behring, comme nous le verrons ci-après.
Seuls les catarhiniens sont impliqués dans le processus de l'hominisation.
Rappelons que les hominoïdes regroupent l'homme et les grands singes, tandis que les hominidés comprennent l'homme et ses cousins : australopithèques, Homo habilis, Homo erectus ...
II y a quelques années seulement, les paléontologues situaient la séparation entre hominidés et grands singes à une époque confinant à 15 millions d'années environ.
Mais les progrès vertigineux de la biologie moléculaire donnant naissance à une nouvelle science, la «génétique des fossiles», ont permis de renouveler profondément les idées sur le processus de l’hominisation.
L'arbre phylétique de l'humanité est dessiné avec plus de précision. Grâce aux résultats de l'analyse biochimique utilisant les réactions immunitaires ou l'hybridation de l'ADN, on tient pour acquis maintenant que les grands singes africains sans queue – le gorille et singulièrement le chimpanzé – sont plus proches de l'homme que les grands singes asiatiques comme l'orang-outan et le gibbon. Ces deux derniers spécimens, eux non plus, ne sont pas impliqués ou le sont très peu dans le processus. Ils se sont séparés du tronc commun il y a environ 16 millions d'années, bien avant le gorille et le chimpanzé. Ce
dernier présente une similarité génétique avec l'homme de l'ordre de 99 %1 . On peut déduire de cette parenté biologique que le dernier ancêtre commun au gorille, au chimpanzé et à l'homme vivait il y a environ deux fois moins longtemps que le dernier ancêtre commun à tous les hominoïdes. Les mêmes analyses, contrairement à ce qu'on croyait, rangent le ramapithecus parmi les grands singes primitifs de type sivapithecus ourang-outan, donc très éloigné de l'homme .
La séparation des hominidés des grands singes se serait effectuée il y a environ sept millions d'années. La série des hominidés débute avec l'Australopithecus à ossature massive et au crâne surmonté d'une crête sagittaire. II existe sûrement à partir de 3,5 millions d'années. C'est l'âge que l'on attribue ordinairement à l'Australopithecus afarensis, baptisé « Lucy » et découvert en Éthiopie. Les traces de pas ou « empreintes de Laetoli » en Tanzanie, découvertes par Mary LEAKEY et attestant de l'existence de la bipédie, appartiendraient à la même époque. L'origine de l’Australopithecus est probablement plus reculée car on vient de découvrir au Kenya un fragment de mandibule qui remonterait à cinq millions d'années, âge qui nécessite une confirmation par une datation radiométrique.
II y a environ 2,5 millions d'années coexistaient trois hominidés : l'Australopithecus robustus, l’Australopithecus gracile avec une boîte crânienne plus volumineuse que le précédent et une ossature moins développée, et enfin l’Homo habilis, nettement plus évolué que les Australopithecus, avec un crâne plus volumineux (700 cm3 ). Les rapports entre ces trois hominidés sont loin d'être clarifiés. Dans l'état actuel de la recherche, il semble que ces trois spécimens n'aient jamais atteint un potentiel d'expansion suffisant pour sortir de l'Afrique ; mais il ne s'agit, peut-être, que d'une situation provisoire. En 1982, une équipe anglo américano-canadienne fit à Chesowanja, au Kenya, une découverte qui serait capitale si elle était confirmée. Selon ces auteurs, l'Australopithecus robustus, l'hominidé le plus primitif qui inaugure la lignée, aurait fait du feu il y a 1,4 millions d'années. À côté du foyer et des reliefs de repas, une industrie lithique assez surprenante quoique rudimentaire, et une « poterie archaïque en argile » cuite, non moins surprenante. Jusqu'ici, on attribuait le premier feu à l'homme de Pékin de la grotte de Choukoutian (500 000 ans) .
Les trois hominidés cités ci-dessus furent suivis par l’Homo erectus (anciennement appelé pithécanthrope), 1800 à 100 000 ans. L'Homo erectus a dû cohabiter, un court laps de temps, avec l’Homo habilis, et peut-être même avec l'Australopithecus si son origine remonte aussi loin que le veulent certains spécialistes : 4 millions d'années. Le volume de son cerveau était en moyenne de 800 cm3 . II est le premier hominidé qui sortira de l'Afrique à des époques variées pour aller peupler l'Asie et l'Europe : pithécanthrope de Java, homme de Tautavel, etc. Son industrie typique est le biface et le hachereau, qu'il introduisit surtout en Europe méridionale.
Sur le plan de l'évolution morphologique vers l'homme moderne, l’Homo erectus est suivi par l'homme de Broken Hill (Zambie), qui est un néandertaloïde typique, daté de 110 000 ans par les acides aminés. Si cette date était confirmée, il en résulterait une remise en question de l'origine géographique du Néandertal. En effet, l'âge le plus ancien communément admis est 80 000 ans, début du Würmien pour les spécimens européens ; mais ces âges, en dehors du fossile de Saint-Césaire (35 000 ans) ne sont pas déterminés par des méthodes radiométriques. La nouvelle méthode de carbone 14, fondée sur la spectrométrie de masse et permettant de reculer sensiblement les âges C14 aux confins de 70 000 à 80 000 ans, pourrait rendre ici des services appréciables. En effet, la méthode de datation par les acides aminés doit être calibrée par celle du C14 pour que les résultats soient fiables. On peut donc émettre un doute quant à l'exactitude de la date du fossile du Broken Hill. Mais il est devenu indispensable de soumettre, autant que faire se peut, tous les fossiles néandertaloïdes africains, européens, palestiniens, etc., à des critères sévères de datations radiométriques. La nouvelle méthode C14 n'est pas destructive car elle ne nécessite que quelques milligrammes de matière organique ou carbonatée. Un prélèvement sur le fossile est donc concevable, bien que les ossements soient de mauvais matériaux pour la datation à cause des pollutions qu'ils peuvent subir, surtout en climat chaud et humide.
L'opinion est quasi unanime pour dire que le Néandertal est d'origine européenne. C'est très possible, mais cette idée est susceptible d'une vérification scientifique. Si elle est exacte, les fossiles néandertaliens européens les plus anciens seront nécessairement plus anciens que tous les fossiles néandertaliens du reste du monde. C'est là le seul critère vraiment scientifique qui permettra de déterminer l'origine géographique du Néandertalien. Une mission américaine vient de découvrir un homme de Néandertal en Égypte ; cela fait deux fossiles datables. Suivant les résultats de ces analyses, on sera fixé sur l'origine du Néandertalien. En attendant, le fossile africain semble plus ancien que les fossiles européens et palestiniens. Si on respecte vraiment ce critère de l'âge des fossiles, on s'aperçoit que la Palestine ne peut être le point de départ d'un peuplement de l'Europe ni au stade de l'homme de Néandertal, ni à celui de l’Homo sapiens sapiens. En effet, l' « espèce » qui suit le Néandertal est l’Homo sapiens sapiens, qui a la même morphologie que l'homme moderne. II est attesté en Afrique par le crâne d'Omo I (130 000 ans). Un crâne trouvé à Laetoli semble représenter un spécimen intermédiaire entre l’Homo erectus et l’Homo sapiens, autrement dit un Homo sapiens sapiens archaïque comme Omo II. Selon toute probabilité, c'est bien cet Homo sapiens sapiens africain qui sortit de l'Afrique vers 40 000 ans, sous les traits du négroïde grimaldien, pour aller peupler l'Europe . Si le grimaldien était entré en Europe avec son industrie aurignacienne toute faite et venant de l'est comme on le suppose, l'âge des industries devrait décroître d'est en ouest ; or c'est le contraire que l'on constate plutôt.
Les émigrants africains, partis de la région des Grands Lacs, avaient trois voies de sortie présentant des difficultés inégales.
a. La vallée du Nil , l'isthme de Suez, la Palestine et, à partir de là, l'Asie, l'Océanie, l'Europe, ou rester sur place. C'est sous cet angle de lieu de transit que l'on peut envisager les premières présences humaines en Palestine. II ne s'agit pas d'une humanité née sur place.
b. Le détroit de Gibraltar, l'Espagne, la France, l'Asie. l'Océanie, les Amériques par le détroit de Behring. Nous savons, depuis le XIe congrès de Nice de l'UISPP, que l'Australie est peuplée au Paléolithique supérieur, donc la navigation ne daterait pas du Néolithique et le détroit de Gibraltar pouvait être franchi — d'autant plus que l'étendue des mers était réduite par la glaciation.
c. Le cap Bon, la Sicile, l'Italie du Sud et l'Europe. Ainsi la chaîne des hominidés est formée de six spécimens, les trois premiers n'étant jamais sortis de l'Afrique et les trois derniers ayant acquis un potentiel d'expansion leur permettant de sortir de l'Afrique avec leurs industries pour aller peupler les autres continents. Aussi les spécimens africains, vérification faite, sont toujours plus anciens que ceux correspondants dans les autres continents et régions du globe.
En fait, la physiologie même de l'homme montre qu'il est né, non sous un climat tempéré, mais sous un climat chaud et humide de la région tropicale. L'humanité qui est née en Afrique était nécessairement pigmentée à cause de l'importance du flux des radiations ultraviolettes au niveau de la ceinture de l'équateur terrestre. Cet homme, en émigrant dans les régions tempérées, perd progressivement sa pigmentation par sélection et adaptation. C'est sous cet angle qu'il convient d'envisager l'apparition du Cro-Magnon, en Europe, au Solutréen, après 20 000 ans d'adaptation et de transformation du négroïde grimaldien dans les conditions de la dernière glaciation würmienne.
Aussi le Cro-Magnon ne serait-il venu de nulle part ; il est le produit de la mutation du grimaldien négroïde sur place, et aucun fait d'archéologie préhistorique n'a permis d'expliquer autrement son apparition. Les fouilles fébriles de Palestine n'apportent rien de nouveau à ce sujet. Richard LEAKEY pense que même l’Homo erectus devait être pigmenté pour les raisons que je viens d'invoquer concernant l’Homo sapiens sapiens grimaldien, et que la peau de cet Homo erectus devait ainsi s'éclaircir lorsqu'il gagnait les régions du nord. À plus forte raison tout cela était vrai pour l’Homo sapiens sapiens. Compte tenu de l'antiquité de l'homme en Afrique, nous plaidions pour l'existence d'un art du Paléolithique supérieur. Le fait est démontré maintenant : les gravures de la grotte Apollo 11, en Namibie, sont datées au C14 de 28 000 ans, âge presque double de celui des peintures de Lascaux dans le sud de la France. Le « sorcier dansant » d'Afvallingskop, en Afrique du Sud, et celui de la grotte des Trois-Frères en France présentent une ressemblance étonnante. En Tanzanie, R. LEAKEY rapporte que certaines gravures remontent à 35 000 ans. Les peintures de la caverne de Khotsa représentant un élan en pays Basouta en Afrique du Sud, relevées par Léo FROBÉNIUS, remontent au Paléolithique supérieur. On pourrait en dire autant de certaines peintures du Sahara. On notera que c'est l'Homo sapiens sapiens qui est responsable de cet art, sur quelque continent qu'on le trouve, et que l’Homo sapiens (ou homme de Néandertal), que l'on a ainsi rebaptisé, n'a jamais su s'élever à la création artistique proprement dite. En fait, il présente une différence anatomique notable avec l’Homo sapiens sapiens, en ce sens qu'il n'a pas de lobe frontal au cerveau, qui est aussi le siège de l'imaginaire. II ressort de ce qui précède que, depuis 5 millions d'années jusqu'à la fonte des glaces il y a 10 000 ans, l'Afrique a presque unilatéralement peuplé et influencé le reste du monde.
Vers 8 000 ans avant J.-C. la céramique apparaît au Sahara, une des plus anciennes du monde, contemporaine de celle de Jéricho. Les dernières découvertes tendent à montrer que les premières tentatives de domestication des plantes en Afrique remontent au paléolithique supérieur, entre 17 000 et 18 500 ans, à une époque où l'Europe était encore freinée par les glaces. Une équipe américaine a fouillé en 1982 à Wadi Kubbaniya, dans le désert ouest de l'Égypte . Voici les conclusions : les dernières découvertes faites dans ce domaine en
Afrique interdisent désormais de supposer que le Proche-Orient soit le centre de diffusion des techniques agraires.
NOTES
1 Jerold M. LOWENSTEIN, « La génétique des fossiles », in La Recherche n° 148, octobre 1983, pp. 1266-1270.
2 David PILBEAM, « Des primates à l'homme », in Pour la science, mai 1984, pp. 34-44.
3 Jerold M. LOWENSTEIN, op. cit., p. 1269.
4 Composition de l'équipe : J.W.K. HARRIS, Université de Pittsburg en Pennsylvanie
(États-Unis), J.A.J. COWLETT, Université d'0xford (Angleterre) et D. WALTON,
Université Mac Master Hamilton, Ontario (Canada), B.A. Wood, Middelsex Hospital
School, Londres (Angleterre).
5 Yves COPPENS, F. Clark HOWELL, Glynn LI, ISAAC and Richard E.F.
LEAKEY, « Earliest Man and Environment in the Lake Rudolf Basin », in Prehistoric
Archaeology and Ecology Series, Kari W. Butzer and Leslie G. Freeman. Éd., pp. 19-
20.
6 D'après la biologie moléculaire, le rameau négroïde s'est autonomisé il y a 120 000
ans, tandis que caucasoïdes et mongoloïdes se seraient séparés il y a 55 000 ans (cf.
RUFFIÉ J., De la biologie d la culture, Paris, Flammarion, p. 398). C'est l'opposé des
affirmations de certains anthropologues préoccupés d'idéologie, qui font remonter
l'origine des négroïdes au Néolithique, car, pour eux, l'ancêtre de l'humanité doit en
être plutôt le benjamin !
7 « We have found that, between 17000 and 18500 years ago — while ice still covered
much of Europe — African peoples were already raising crops of wheat, barley,
lentils, chick-peas, capers, and dates. They were doing it in the flood plains of the
Nile, much as people would continue to do for another 13000 years until the classical
Egyptian civilisation arose, and on into modern times. Moreover this is an indication
that the rise of this diversified agriculture did not lead directly to the beginning of
village life. » Fred WENDORF, Romuald SCHILD and Angela E. CLOSE, in
Science, November 1982, reprinted by Ivan Van SERTIMA, in Blacks in science,
April and November 1983, USA.
© Rédaction Libre Magazine
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